L’incidence de la défaillance de l’Etat de droit dans un Etat membre

Arrêt du TUE du 9 février 2022,  T-791/19 Sped-Pro/Commission : l’incidence de la défaillance de l’Etat de droit dans un Etat membre 

Le Tribunal de l’Union européenne annule, par sa décision du 9 février 2022, la décision de la Commission européenne rejetant une plainte à l’encontre d’une société contrôlée par l’État polonais, pour un abus de sa position dominante sur le marché des services de transport ferroviaire de marchandises en Pologne. 

En l’espèce, le 4 novembre 2016, une société polonaise, présente dans le secteur de la prestation de service d’expédition, a déposé une plainte à l’encontre d’une autre société contrôlée par l’Etat polonais. Selon la requérante, la société contrôlée par l’Etat aurait abusé de sa position dominante au sens de l’article 102 du TFUE sur le marché des services de transport ferroviaire de marchandises en Pologne. En effet, ladite société aurait refusé de conclure, avec la requérante, un contrat de coopération pluriannuel aux conditions du marché. 

Par lettre du 13 septembre 2017, la Commission a d’abord informé la requérante de son intention de rejeter la plainte avant de la rejeter définitivement par la décision du 12 août 2019 au motif que l’Autorité de la concurrence polonaise était mieux placée pour l’examiner. Selon la Commission l’infraction alléguée (abus de position dominante) était limitée, pour l’essentiel, au marché polonais. De plus, ladite Autorité aurait acquis une connaissance détaillée du marché des services de transport ferroviaire de marchandises en Pologne forgée à la suite de plusieurs enquêtes diligentées par ses soins et des décisions adoptées dans ce secteur depuis 2004.

Le 15 novembre 2019, la requérante a introduit un recours devant le Tribunal.

La requérante fait valoir que la Commission a commis des erreurs manifestes dans l’appréciation de l’intérêt de l’Union à poursuivre l’examen de la plainte, ce qui aurait eu pour conséquence de priver l’article 102 du TFUE de tout effet utile. Il convient de rappeler que, selon une jurisprudence constante (notamment dans l’arrêt du 16 mai 2017, Agria Polska e.a./Commission, T-480/15), la Commission dispose d’un pouvoir discrétionnaire dans le traitement des plaintes. Elle peut non seulement arrêter l’ordre dans lequel les plaintes seront examinées, mais également rejeter une plainte pour défaut d’intérêt suffisant de l’Union à poursuivre l’examen de l’affaire. Toutefois, le pouvoir discrétionnaire dont dispose la Commission à cet égard n’est pas sans limites. En effet, la Commission est tenue d’examiner attentivement l’ensemble des éléments de fait et de droit qui sont portés à sa connaissance par les plaignants

Par ailleurs, la requérante fait valoir que la Commission était mieux placée pour examiner la plainte, compte tenu des défaillances systémiques ou généralisées de l’État de droit en Pologne, et notamment, du manque d’indépendance de l’Autorité de concurrence polonaise et des juridictions nationales compétentes en la matière. Selon elle, l’Autorité de concurrence polonaise était subordonnée au pouvoir exécutif et les juridictions nationales appelées à contrôler la légalité de ses décisions ne disposaient pas de toutes les garanties d’indépendance. 

À cet égard, le Tribunal rappelle, d’abord, que le respect des exigences de l’État de droit est un élément pertinent que la Commission doit prendre en compte, aux fins de déterminer l’Autorité de concurrence la mieux placée pour examiner une plainte. Le Tribunal ajoute qu’à cette fin, la Commission était en droit d’appliquer par analogie l’analyse de l‘arrêt  « Minister for Justice and Equality », C-216/18, du 25 juillet 2018 (défaillances du système judiciaire). 

Cette analyse consiste à apprécier : 

• S’il existe un risque réel de violation de droit lié à un manque d’indépendance des juridictions de l’État membre en cause, en raison de déficiences systémiques ou généralisées dans cet État, 

• Si la personne concernée court effectivement un risque réel, compte tenu des circonstances particulières de l’espèce.

Il existe des différences entre les circonstances de l’arrêt précité et celles de la présente affaire. Néanmoins, plusieurs considérations justifient l’application par analogie des indications fournies dans l’arrêt précité pour déterminer l’autorité de concurrence la mieux placée pour examiner une plainte. À cet égard, le Tribunal rappelle, tout d’abord, que la coopération entre la Commission, les Autorités de concurrence des États membres et les juridictions nationales repose sur les principes de reconnaissance mutuelle, de confiance mutuelle et de coopération loyale

En outre, le Tribunal admet que la jurisprudence impose à la Commission de s’assurer que les Autorités nationales sont en mesure de sauvegarder de manière adéquate les droits du plaignant, avant de rejeter une plainte pour absence d’intérêt de l’Union. 

Ensuite, le Tribunal souligne que l’examen par la Commission d’un risque réel pour la requérante n’était pas conforme au droit de l’Union. En l’espèce, la requérante fait valoir qu’elle a présenté un ensemble d’éléments concrets qui, pris dans leur ensemble, sont de nature à démontrer qu’il existait des motifs sérieux de croire qu’elle courait un risque réel de violation de ses droits si son cas devait être examiné par les Autorités polonaises. Ces éléments de preuve concernaient notamment le contrôle exercé par l’État polonais sur la société défenderesse ou encore à la dépendance du président de l’Autorité polonaise de concurrence vis-à-vis de l’exécutif

Or, dans la décision attaquée, la Commission n’a pas examiné de manière spécifique et précise les différents éléments de preuve apportés par la requérante. Par conséquent, le Tribunal considère que la Commission a manqué à ses obligations découlant de l’arrêt « Minister for Justice and Equality » de 2018 et à son obligation de motivation. 

Dans cet arrêt, le Tribunal examine alors pour la première fois l’incidence de défaillances de l’État de droit dans un État membre sur la détermination de l’Autorité de concurrence la mieux placée pour examiner une plainte.

Rédigé par Marianah Florentine.